Saturday, November 10, 2012

Interview in Le Monde (9.11.2012)




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Catherine Malabou, professeur au Centre for Research in Modern EuropeanPhilosophy de l'université de Kingston (Royaume-Uni), est reconnue comme une des philosophes françaises les plus novatrices de sa génération. Elle a, dès sa thèse sur Hegel, sous la direction de Jacques Derrida (L'Avenir de Hegel, Vrin, 1994), introduit le concept de plasticité, que ses livres suivants développeront à la fois en histoire de la philosophie (Le Change Heidegger, Léo Scheer, 2004) et dans des domaines comme les neurosciences (Que faire de notre cerveau ?,Bayard, 2004) ou la théorie des genres (Changer de différence, Galilée, 2009). L'intervention qu'elle s'apprête à prononcer au Mans, "Le discours des amoureux conduit-il à la philosophie ?", nous a donné l'occasion de l'interroger sur un sujet finalement assez peu traité dans cette uvre pourtant ample et éclectique : l'amour.

Vous inscrivez votre réflexion sur l'amour dans un spectre historique très large, qui va du "Banquet" de Platon aux "Fragments d'un discours amoureux" de Barthes. Que signifie pour vous ce saut du IVe siècle av. J.-C. au XXe siècle ?
Il correspond à une histoire que je veux raconter : celle d'une amnésie, et d'une redécouverte. Tout commence avec le discours que Diotime, dans Le Banquet,tient au jeune Socrate : on aime d'abord un corps, puis tous les beaux corps, et de là un esprit, puis tous les beaux esprits, jusqu'à contempler l'Idée de la Beauté. Après les Grecs, on n'a retenu que la fin du processus, plongeant dans l'oubli son aspect érotique. Ce qui est vrai, c'est que la pensée est pour Diotime la finalité de l'amour. Mais cela ne signifie pas du tout qu'il faille se détourner du corps ! L'amour, par la contemplation à laquelle il ouvre, révèle l'existence de l'âme, "le lieu le plus doux de l'être humain", écrit Platon, qui, dans Phèdre, précise son image en décrivant l'âme, à peu de chose près, comme un sexe. Elle se dilate, elle se gonfle, elle se charge d'émotion... L'amour ne révèle pas le corps, mais il révèle que l'âme est quelque chose comme un corps, et il le fait de manière corporelle. Car la dualité propre au sentiment amoureux se retrouve au moment de la révélation de l'âme. Je ne suis pas, en découvrant mon âme, dans un rapport auto-érotique : je découvre que je suis deux en moi. La pensée philosophique, c'est précisément parvenir à dialoguer avec moi-même comme si j'étais deux. On ne peut penser sans être affecté par quelqu'un d'autre en soi, présence dont l'amour, et d'abord l'amour charnel, est l'expérience fondatrice. On ne peut penserfroidement. C'est ce que, en même temps que le Foucault des séminaires sur les Grecs, Barthes redécouvre dans Fragments d'un discours amoureux, alors que toute la modernité s'était employée à désexualiser la philosophie au maximum. Elle avait annulé la dualité, le fait d'être deux en soi. On le voit chez Descartes, pour qui l'âme n'est pas révélée par l'existence de l'autre, mais par un retour sur soi où l'on ne trouve que soi. Et ça n'a pas cessé ensuite. Pour Barthes, au contraire, tant que je ne suis pas affecté par l'autre, la production du discours ne peut avoirlieu. C'est la même idée que chez Platon. Avec cette différence que, pour Barthes, la dualité ouvre sur le multiple, là où Platon la met en permanence en danger d'être abolie dans l'unité fusionnelle vers quoi tend le désir.
Quelle importance a cette question dans votre propre travail ? On ne peut pas ne pas penser aux recherches contemporaines sur le cerveau émotionnel, notamment celles du neurologue Antonio Damasio, l'auteur de "L'Erreur de Descartes" (Odile Jacob, 1995), auxquelles vous donnez une place centrale.
La dualité est au cur de mon concept de plasticité, dans la mesure où celui-ci décrit la naissance du sujet comme un double mouvement de réception et de donation de forme. L'amour joue dans la plasticité le rôle de la scission du "je" sans laquelle il n'y a pas de sujet. Il révèle l'impossibilité de coïncider avec soi. Ce qui rejoint en effet les travaux de Damasio. Pour lui, la raison qu'il appelle "de sang-froid", c'est-à-dire les sites purement cognitifs du cerveau, n'est pas apte, par elle-même, à guider la conduite des gens. Coupée des émotions, elle ne peutsuffire à faire des choix, à préférer telle chose plutôt que telle autre, à juger du bien et du mal. Ce que Damasio appelle le "cerveau émotionnel", qui correspond au lobe frontal, où s'inscrivent les émotions, est indispensable au fonctionnement normal de la rationalité. Si un malade dont le lobe frontal a été abîmé joue aux cartes, il aura beau très bien connaître la règle du jeu, il ne jouera pas la carte qui lui aurait permis de gagner. Il n'a pas intérêt à gagner, parce qu'il n'a pas d'affect, et qu'il s'en fiche. On n'atteint pas de but sans désir de l'atteindre, donc sans désir tout court. Et sans but, sans ce lien avec le monde autour de soi, qui pousse à s'y mêler, la raison devient une forme de folie. Cette vérité est aujourd'hui scientifiquement établie. Un Descartes n'ignorait pas le rôle moteur des émotions, on le voit dans ce livre étonnant qu'est le Traité des passions, mais, pour lui, le rôle de la raison était de réguler les affects. Les problèmes commencent quand les affects s'emballent. Pour Damasio, qui rejoint en cela les intuitions de Platon, c'est quand les affects disparaissent que les problèmes commencent. Le problème, c'est l'indifférence. Ce qui détruit le plus profondément l'identité d'un homme, c'est la perte des émotions qui le relient aux autres. Chaque cerveau est unique, parce qu'il a été sculpté par les émotions propres à l'expérience unique du sujet. Mais le cerveau peut être endommagé au point de défaire cette construction singulière. La libido est alors perdue à jamais. On peut perdre sa faculté à être amoureux, et par là ce que nous sommes au plus intime de nous-mêmes.
La menace d'une perte des émotions révèle ainsi en creux ce qu'il y a d'humain dans l'humanité.
C'est ce que Damasio a en tête quand il dit : "Les lésions sont pour moi une méthode." Tant qu'il n'avait pas travaillé sur les cérébrolésés, il ne savait pas à quel point les émotions étaient constitutives de l'humain. Platon n'est d'ailleurs pas très loin de cela quand il observe que certaines âmes sont stériles, incapables decontempler, au bout du processus, l'Idée de Beauté. Il est possible que l'âme ne soit pas autre chose que le cerveau même. Peut-être suffirait-il d'accepter cette vérité de plus en plus évidente, que beaucoup continuent de refuser avec violence, pour retrouver, après la longue occultation dont j'ai parlé, toute la richesse de la pensée grecque de l'amour. Je la crois plus nécessaire que jamais. Ne serait-ce que pour aider à comprendre que l'homme ne perd rien de sa complexité, de sa profondeur en se connaissant mieux, dans sa finitude et sa fragilité.

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